Je n'avais jamais aimé jouer à qui que ce soit. Parce que ça demandait trop d'investissement, des complications et une confiance que je n'avais jamais été prompt à donner à personne. Un duo, c'était quelque chose d'intime. Une connexion qui s'établissait entre deux personnes partageant une même passion pour la musique, qui demandait de s'accorder sur de nombreux plans. Si les deux parties n'étaient pas en parfaite harmonie, il en résultait des dissonances et des retards, créant un chaos qui n'avait plus rien de plaisant. Mais ça demandait de s'ouvrir, de s'approcher, d'accepter l'autre, de ne pas avoir peur. Et je ne savais pas si j'étais prêt pour ça, si j'allais réussir à aller jusqu'au bout. Pourtant, il y avait quelque chose dans le regard de Dimitri qui me poussait inlassablement dans sa direction, une sorte d'attraction à laquelle il m'était presque impossible de résister. Il émanait une lumière qui scintillait tout autour de lui, qui semblait raviver les couleurs fades de mon existence. Et je me dis que peut-être...
Peut-être qu'il en résultera quelque chose de bien. J'accepte sa proposition de chant, ses traits s'illuminant d'un seul coup et le souffle vient à me manquer. Sa voix résonne dans le creux de ma tête et je le revois assis devant le piano, les yeux fermés et les doigts voguant d'une touche à l'autre. Les paroles, vibrer dans la cage thoracique. Et je me remémore la sensation qui m'avait pris à la gorge en voyant le détachement avec lequel il avait joué, le mot "liberté" prenant tout son sens pendant cette courte prestation. Puis je secoue la tête pour chasser ce souvenir, retrouvant le fil avec la réalité au moment où il appuie l'incongruité de notre choix pour en faire une force. «
Peut-être même qu'on aura le droit à notre photo sur le mur des étoiles. » je souffle, en haussant une épaule, un rictus au bord des lèvres. Mrs Thomas ne tarissait jamais d'éloges à propos de ses élèves, surtout ceux qui réussissaient à conquérir le coeur du public pendant le spectacle. Et elle demandait toujours à tirer leurs portraits avant qu'ils ne quittent l'établissement.
Dimitri revient à la charge avec ses questions et je m'entends me confier au sujet de la musique, de la fierté que j'en tire et qui est certainement la seule en ma possession. Je n'ai jamais parlé de moi à qui que ce soit et ceux qui me suivaient au quotidien n'étaient que des connaissances. Des personnes qui recherchaient ma compagnie pour se faire valoir et qui n'avaient pas le moindre intérêt envers mes états d'âme. Je servais leurs intérêts, rien d'autre. Et ils servaient les miens, dans un sens. L'argent et le pouvoir permettaient beaucoup de choses. Mais tant qu'ils ne m'atteignaient pas d'une façon ou d'une autre, je n'avais pas d'intérêt à les chasser. Je faisais simplement ma vie, tant bien que mal. Et le violon, c'était mon seul échappatoire. La seule chose qui me donnait l'impression d'être véritablement vivant. C'était mon déversoir, mon havre de paix. Un endroit où je n'étais plus personne et en même temps, vraiment moi-même. Un lieu dont j'étais le seul à avoir l'accès. Et jouer de la musique me rendait profondément heureux, dans cette vie qui était la mienne. Je n'étais pas le plus à plaindre, loin de là. Mais si j'en avais eu la possibilité, j'aurais donné n'importe quoi pour être quelqu'un d'autre.
Tu fais le conservatoire ? Mon attention se porte à nouveau sur lui. «
Non. J'ai simplement eu des cours particuliers. » je réponds platement. Et son compliment, qui tombe comme un cheveu sur la soupe, me trouble plus que je n'aurais voulu l'admettre. Je sens une chaleur se déployer sur mes pommettes et sur ma nuque, mes doigts venant nerveusement repousser une mèche de cheveux en arrière. Mais mes yeux ne semblent pas pouvoir se détacher de lui. Je ne sais pas quoi lui répondre. Il sirote une gorgée de son milkshake avant de faire une remarque supplémentaire et je me tasse dans mon siège, mes mains glissant de la table pour se poser sur mes cuisses. «
Très peu pour moi, merci. » j'assure, avant de déglutir. «
Je dois hériter de l'entreprise familiale. » C'est ce pour quoi j'avais toujours été destiné, même si cette perspective d'avenir ne faisait pas partie de mes envies premières. Mais j'avais eu vite fait de me rendre compte que celles-ci n'avaient jamais été prises en compte dans la mise en place de mon futur.
C'est à son tour de parler de lui et je ne suis même pas étonné en l'entendant dire qu'il est fier de ce qu'il est, parce que cette impression suinte par le moindre pore de sa peau. Difficile de le manquer, de le saisir. Et j'imagine qu'il doit en être de même avec les autres, avec tout ceux qui n'ont pas peur de révéler toutes leurs facettes, d'embrasser leur pleine personnalité. Et faire face à Dimitri me rappelait à quel point je me sentais cloîtré dans ma propre carcasse, à quel point la liberté me semblait être abstraite, comme si je l'effleurais du bout des doigts sans pouvoir réellement l'attraper. Mais il dévie sur ses compétences en maths et ça me tire un rictus. McAdams pouvait se transformer en harpie, quand elle le voulait. Et ça signifiait des montagnes de devoirs supplémentaires pour faire intégrer les notions aux élèves les plus récalcitrants. «
Ce n'est pas si compliqué. C'est comme déchiffrer une partition, dans un sens. Je te montrerai. » Et je me fige à l'instant où les paroles s'échappent de mes lèvres entrouvertes.
Merde. Je n'ai pas réfléchi. La proposition est sortie d'elle-même, comme si quelqu'un avait subitement pris possession de mon corps. Et je sens mes joues cuire d'un seul coup, mes doigts venant s'entremêler. Avant de se démêler aussitôt, pour entourer mon verre. Et je sirote mon milkshake, sans un mot. L'atmosphère était devenue plus lourde, d'un seul coup.
Vite, trouve autre chose. Je désigne son carnet d'un geste du menton, l'interrogeant sur ce qui se trouve à l'intérieur. C'était trop personnel pour que je me permette d'y toucher. «
Quel honneur. » je lâche, avec un demi-sourire. Je l'observe tourner les pages noircies de notes et de gammes pour s'arrêter à un endroit précis. Avant de tourner l'ouvrage et de le pousser dans ma discussion. Mes yeux croisent les siens pendant qu'il se renfonce dans son siège avant de se focaliser sur ses annotations. Remontant de temps à autre pour lui jeter un coup d'oeil pendant ma lecture. C'était pas mal. Même plutôt bien. En tout cas pour la partie mélodie. Je pouvais l'imaginer flotter dans ma tête. Les paroles quant à elles, restaient plus mystérieuses, moins familières. Je passe des unes aux autres, rapidement, essayant d'imaginer le rendu. Puis je pointe l'une d'entre elles, relevant la tête vers lui. «
Celle-ci pourrait faire l'affaire avec des adaptations pour un duo, comme on le disait plus tôt. » je déclare, mes doigts tapotant machinalement le début de mélodie sur le carnet. «
Il y a quelque chose d'intéressant dans l'association des notes. Elle a un nom ? » je l'interroge, la tête penchée sur le côté.
@Dimitri Grimm-Black